Rencontre avec Sophie Jankowski, fondatrice de “Murs à fleurs” .
C’est en voulant apprendre à faire pousser des graines que Sophie Jankowski a découvert l’agriculture urbaine, il y a presque dix ans. Ce qu’elle qualifie de “besoin primaire” est devenu petit à petit un loisir, puis une passion et, aujourd’hui, son activité professionnelle à plein temps. Après un premier essai réussi de création de parcelle urbaine en permaculture, elle a fondé “Murs à fleurs” au printemps 2020, l’une des premières fermes florales de la région parisienne. Son souhait : proposer des fleurs locales, de saison, cultivées naturellement et vendues en circuit court. Dès lors, son rapport au temps a changé, ses années sont devenues des saisons et son rythme s’est calé sur celui de la nature.
Sophie nous raconte la création de sa ferme florale à Montreuil et comment l’approche permacole se reflète dans ses pratiques horticoles mais aussi dans sa vie en général.
D’où vient ce drôle de nom, “Murs à Fleurs” ?
C’est un clin d’œil aux terres sur lesquelles je me suis installée, les fameux “murs à pêches” de Montreuil. L’histoire commence au XVIIe siècle, lorsqu’un jardinier de Montreuil eut l’idée de mettre à profit le silex, l’argile et le gypse naturels de son terrain pour construire un premier mur de culture en palissade et y installer des pêchers. Orienté sud, le mur captait la chaleur du soleil la journée et la restituait la nuit. Grâce à ce système ingénieux, le jardinier récolta bientôt des pêches énormes et savoureuses, qu’il fit livrer anonymement à Louis XIV. Le roi de France tomba immédiatement sous le charme, et les murs à pêches se multiplièrent !
À leur apogée, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les palissades se déroulaient sur plus de trois cents kilomètres et cette économie locale très juteuse – c’est le cas de le dire ! – rayonnait dans le monde entier.
L’arrivée du chemin de fer au début du XXe siècle plaça les pêches de Montreuil en concurrence avec les abondantes récoltes du Sud de la France, qui pouvaient désormais arriver rapidement par le train. L’économie de la pêche s’effondra peu à peu et laissa la place, dans les années cinquante, à une phase de culture de fleurs locales. Mais, là encore, la progression de l’urbanisation et le développement du commerce international horticole, mirent fin à ces exploitations.
Ma ferme florale prend place sur la parcelle de Suzanne Dufour, la mère du dernier horticulteur montreuillois, qui cultivait ses fleurs ici jusqu’en 2013. En m’installant sur les murs à pêches, je me connecte à quatre siècles de culture et de respect de la terre : mes prédécesseurs faisaient de la permaculture sans le savoir !
Comment est venue l’idée d’une ferme florale ?
En 2016, j’ai lancé “Facteur Graine”, un projet qui consistait à installer l’une des premières fermes urbaines en permaculture, sur le toit de mon entreprise, dans le 18e arrondissement, à Paris. J’ai expérimenté la culture hors-sol, le compost, l’association des légumes et des fleurs. C’est là que j’ai fait pousser mes premières graines de cosmos et de carottes sauvages ! Cette expérience m’a donné envie d’aller plus loin et je me suis inscrite dans une filière de reconversion pour devenir fleuriste, tout en ayant en tête l’envie de faire pousser mes propres fleurs de saison.
Quand j’ai visité ce terrain de sept mille mètres carrés, j’ai tout de suite perçu son potentiel, par rapport aux petites surfaces auxquelles j’étais habituée jusque-là ! J’ai imaginé un projet qui prendrait en compte mes valeurs et mon expérience en permaculture, et je l’ai présenté à l’appel à projets des Parisculteurs en 2019. Mon idée a été sélectionnée, et c’était parti !
Comment s’est passée l’installation de la ferme florale ?
Le premier coup de binette a été donné au printemps 2020, avec des bénévoles venus nous aider. C’est aussi un des intérêts de l’agriculture urbaine, cela permet de nouer des liens avec les gens, de créer un vrai maillage local. Je me suis d’ailleurs rendu compte de l’importance de trouver les bons partenaires sur le territoire. Lycée horticole, producteurs d’Île-de-France… : il m’a fallu dénicher les bons interlocuteurs pour créer une filière en ville !
Le challenge principal lors de la création de la ferme a été de restaurer la qualité du sol, qui était très appauvri et pollué. L’objectif, c’est de redonner des vers de terre à cette terre épuisée !
Qu’entendez-vous par fleurs “de saison” ?
De plus en plus de consommateurs connaissent le principe des fruits et légumes “de saison”. On commence à accepter de ne pas manger de tomates en hiver, par exemple. Mais l’idée qu’il y a également des fleurs “de saison” est encore peu répandue, et personne – ou presque – ne connaît le calendrier floral ! On commence tout juste à entendre : “pas de fleurs fraîches pour la Saint-Valentin”. Pourtant, regardez autour de vous : en hiver, les rosiers ne sont pas en fleurs !
Chez Murs à Fleurs, nous cultivons à ciel ouvert, sans serre chauffée. Nous ne proposons que des variétés adaptées à notre région et à la saison. Au printemps, nous avons des bleuets, des scabieuses, des dahlias, des cosmos, des zinnias, des graminées, des lupins… Cette façon de cultiver entraîne une part d’incertitude liée à la météo, qu’il faut apprendre à accepter.
Que faites-vous en hiver, à la ferme florale ?
J’ai fait le choix de ne pas vendre de fleurs fraîches en hiver, je ne propose que des fleurs séchées. Cela me permet d’être cohérente avec le climat parisien et, aussi, d’éduquer les gens. Au début, j’ai eu très peur de perdre mes clients à cause de ce choix mais, finalement, ils étaient tout à fait prêts à recevoir ce message.
De plus, c’est un choix qui me correspond, personnellement. Dans l’éthique de la permaculture, on ne prend pas uniquement soin de la terre, on prend aussi soin de la personne. J’ai besoin d’avoir un rythme qui s’adapte aux saisons. En décembre dernier, ça a été un vrai plaisir que de laisser reposer mon sol, d’être au chaud dans la maison à fleurs, de trier mes graines et de faire mes bouquets secs.
Comment ces choix se répercutent-ils sur les fleurs de votre production ?
L’allure de nos fleurs est différente de celles des fleurs que l’on trouve habituellement chez les fleuristes : les couleurs sont plus naturelles, les parfums plus subtils, le feuillage plus sauvage. Entre un dahlia qui a été traité et botté mécaniquement, et un dahlia non traité, que je viens de récolter à la main, il y a une vraie différence. Il faut parfois éduquer les clients à la percevoir comme une valeur ajoutée !
Contrairement aux idées reçues, nos fleurs sont souvent plus résistantes. Elles ont été récoltées plus récemment et, de plus, elles se sont renforcées en affrontant les changements thermiques. Les fleurs “classiques” sont stockées en chambre froide avant livraison : quand on les achète, elles sont superbes, mais quelques heures après, elles font triste mine ! C’est un peu des fleurs surgelées !
Une autre différence importante est que je n’utilise pas de variétés hybridées. Je ne fais pousser que des variétés qui pourront se reproduire. Je récolte mes graines chaque année et les ressème l’année d’après. Cela les renforce et leur permet de s’adapter aux contraintes climatiques.
Comment fonctionne la ferme ?
En début d’année, j’imagine le plan de culture. Je choisis les graines en partant des univers de couleurs que je souhaite avoir dans les bouquets. En février, nous mettons en œuvre les semis sur couche chaude (on utilise du fumier). Certaines fleurs ont un temps de gestation plus long, il faut l’anticiper. Puis, nous repiquons en pleine terre.
Mai et juin sont dédiés au désherbage. C’est éprouvant, mais joyeux ! Nous faisons de la place pour les fleurs, tout en laissant quand même une part de nature sauvage, pour la biodiversité. C’est aussi la période des premières récoltes, qui s’étend ensuite jusqu’à la fin de l’été !
En automne, j’arrête de couper les fleurs pour les laisser produire des graines. Ensuite, nous récoltons ces graines, que nous trions et mettons sous sachet.
En saison, nous nous occupons des fleurs du lundi au mercredi, nous récoltons le jeudi et nous vendons le week-end, dans un ancien kiosque à presse situé place de la République. Nous souhaitons avoir le lien le plus direct possible avec les clients, de la graine au bouquet.
Vos souhaits pour l’avenir de Murs à Fleurs ?
Mon objectif est de devenir une vraie AMAP1 florale ! Le principe de l’abonnement permet de cueillir uniquement ce dont on a besoin, c’est l’idéal.
1Association pour le maintien d’une agriculture paysanne : ce type d’association met en place des circuits de livraison directe entre un producteur et un groupe de consommateurs.
Infos : Murs à Fleurs
Article issu du Numéro 5 – Printemps 2021 – “Colorer”