La ferme de Desnié : Rencontre avec Jean-Cédric Jacmart, fondateur de la ferme de Desnié, à Theux, en Belgique.
Appréhender les enjeux écologiques à la lumière des principes de la permaculture : c’est le défi que se sont lancés Jean-Cédric et son équipe sur neuf hectares, dans les Ardennes belges. La ferme de Desnié est un modèle de mise en œuvre des principes de conception de la permaculture. C’est désormais une école où l’on apprend à “designer” selon l’éthique permacole.
Le “design permacole” vise à appliquer les principes de la permaculture — énoncés par Bill Mollison et David Holmgren — à un espace donné. Une réflexion très élaborée qui a un petit air de “Tétris” : chaque élément doit s’incorporer à l’ensemble pour y remplir plusieurs fonctions. L’objectif est d’aboutir à un écosystème équilibré et résilient, apte à affronter les nombreux défis humains et écologiques en cours et à venir.
Lorsqu’on discute avec Jean-Cédric, il n’est pas uniquement question de techniques, de schémas et de principes. Depuis sa roulotte, il nous parle de son histoire, celle d’une reconversion. Et surtout de ce qui l’anime : construire le monde de demain. Nous n’avons pas assez de pages pour retranscrire toute son énergie et sa bienveillance. On ne peut que vous conseiller de faire une halte à la ferme de Desnié pour le rencontrer !
D’où vient le projet de la ferme de Desnié ?
La création de cette ferme est une longue histoire. C’est l’aboutissement de mon parcours de vie, qui m’a amené à revenir vivre dans la nature. J’étais un enfant de la campagne avant d’évoluer en ville une partie de ma vie. Je m’épuisais dans des métiers qui n’avaient plus de sens. Qui ne collaient plus à mes valeurs et où le seul objectif était de faire de l’argent. En 2013, je suis parti en France, dans le centre agroécologique des Amanins dans la Drôme. J’ai participé à une semaine de réflexion “Lien à la terre” et, l’année suivante, j’ai décidé de séjourner à la ferme du Bec Hellouin pour y suivre un cours de conception en permaculture. Quelques années auparavant, j’avais acheté la ferme de Desnié ; j’ai donc souhaité y appliquer ce que j’avais appris. En 2015, j’ai réalisé le design du lieu. Le fil rouge est la descente énergétique, ce que j’appelle le “post-pétrole”. Cela signifie que je me pose régulièrement la question suivante :
“Comment l’humanité va-t-elle vivre dans les prochaines décennies avec la série d’enjeux écologiques que l’on connaît aujourd’hui ?”
Quelle est sa vocation aujourd’hui ?
La ferme de Desnié est un laboratoire pour réconcilier l’économie avec le rêve. Montrer que l’on peut avoir un projet économique et collectif viable, tout en appliquant les principes de la permaculture. Notre rêve est de donner aux générations futures des lieux de vie qui leur permettront de s’adapter à des changements inédits, auxquels nous n’avons pas été confrontés nous-mêmes.
Nous avons différents pôles, dont le plus important est le pôle “transmission”. Nous offrons à nos stagiaires un espace propice à la réflexion personnelle et collective. Quant aux options pour construire le monde qu’ils souhaitent voir demain… Chaque pôle suit notre fil rouge du “monde post-pétrole”. Les pôles “élevage en traction animale”, “maraîchage”, “plantes aromatiques” sont conçus pour être le plus bas carbone possible. Par exemple, sur nos neuf hectares, on utilise quelques dizaines de litres d’essence par an pour la production maraîchère, la taille, la tonte et le débroussaillage, ce qui est peu comparé à d’autres fermes conventionnelles, même en bio.
On expérimente avec humilité et transparence, en partageant aussi nos échecs, les changements opérés, les coûts financiers précis… À l’avenir, on souhaiterait lancer un pôle “recherche”. Afin de pouvoir reproduire et distribuer gratuitement à grande échelle notre retour d’expérience d’une ferme basée sur les principes de la résilience et de la soutenabilité.
Qu’est-ce que la permaculture pour vous ?
On a perdu le sens de la raison d’être initiale de la permaculture en francophonie. C’est devenu une méthode caricaturale de jardinage ! Alors que dans le monde anglo-saxon, la permaculture est perçue comme une approche globale. La permaculture vise à créer un système permanent. En équilibre et en harmonie avec les écosystèmes, qui soutient les habitats et les activités humaines sans produire de déchets toxiques. Et mieux encore, qui produit davantage de ressources qu’il n’en consomme.
J’ajouterais que c’est aussi un autre regard sur la beauté du végétal. On imagine souvent qu’un jardin permacole est un joyeux bazar désorganisé, alors que la nature est elle-même un chaos structuré !
Quel message souhaitez-vous transmettre au monde agricole ? Est-ce que votre ferme est un modèle que l’on peut dupliquer partout ?
La première chose importante est de connaître le monde agricole pour ne pas faire de jugements hâtifs. Je suis un néo-paysan, je n’ai pas hérité d’une ferme de 100 hectares avec d’énormes tracteurs ! Les agriculteurs sont encore liés aux différents financements européens. Ils sont souvent dans des situations difficiles. Quand les gens sont à bout, on ne peut pas leur demander de repenser leur ferme en design permacole ! Et le pétrole n’est pas encore assez cher pour que l’ensemble du monde agricole puisse envisager de changer radicalement de cap…
Par contre, c’est important de tordre le cou à l’idée que la permaculture à grande échelle ne fonctionne pas. C’est faux ! On peut faire du design permacole de jardins, de fermes familiales, de quartiers, d’écoles et de territoires immenses, et pourquoi pas, à l’échelle d’une nation. Mais il est évident qu’il est plus simple, au niveau agricole, de partir de la taille d’une micro-ferme pour appliquer les principes de la permaculture.
On trouve de nombreuses choses dans votre ferme : jardin potager, mare, un verger, des animaux… Comment faites-vous pour que tout cohabite ?
Le design permacole est conçu pour que tout fonctionne ensemble : c’est un véritable millefeuille ! Chaque couche représente les différents flux : les humains, les animaux domestiques et sauvages, les intrants (le foin, la paille, le fumier, etc.). À l’origine, l’écosystème de la ferme était relativement pauvre, il a fallu penser son design pour l’enrichir et faire cohabiter tous les éléments. Le but du design permacole est d’avoir un millefeuille harmonieux, efficace et abondant !
Est-ce qu’un design permacole peut évoluer dans le temps ? Et comment prendre en compte l’inconnu ?
Tout l’intérêt du design permacole est justement d’être évolutif ! La meilleure des astuces, pour qu’il soit facilement adaptable, est de ne pas se forcer à remplir le vide. Quand on ne sait pas quoi faire d’une zone, il vaut mieux ne rien faire ! Il sera appréciable d’avoir des zones à exploiter quand un projet naîtra ou que des financements arriveront, plutôt que d’avoir à détruire ou déplanter des zones ! Il faut aussi pouvoir proposer une vision à long terme. Anticiper de futurs changements et permettre au projet d’évoluer en fonction des enjeux écologiques que l’on connaît de mieux en mieux. Dans la ferme, nous avons par exemple planté trois mille arbres. Afin d’anticiper l’abattage de la forêt d’épicéas voisine qui sera coupée dans dix-huit ans. Nous avons aussi planté une haie double rang. Cela permettra de protéger des vents violents qui menaceront nos cultures après la disparition de cette forêt.
Le jardin potager en forme de mandala de votre ferme est célèbre, en quoi consiste-t-il ?
(Rires) Aujourd’hui, je dis aux gens de ne surtout pas faire de mandalas, sauf s’ils sont rentiers ou retraités !
Il est effectivement reconnu et les gens aiment beaucoup s’y promener. On s’y sent bien, c’est un peu notre marque de fabrique. Néanmoins, il demandait beaucoup d’entretien ! Son but était d’en faire un potager familial avec des spirales thématiques. Chaque spirale d’aromatiques a un plan de culture spécifique en fonction d’un thème comme la digestion, la bonne humeur, la féminité, etc. Il avait aussi pour objectif de proposer notre vision du “beau” en permaculture. Afin de montrer que l’on pouvait appliquer les principes de la permaculture d’une manière très structurée et esthétique. Nous l’avons transformé petit à petit pour y cultiver exclusivement des plantes médicinales et comestibles.
Vous proposez de nombreuses formations à la ferme, en quoi consistent-elles ?
L’enseignement et la transmission sont des piliers du mouvement de la permaculture. Il y a plusieurs niveaux de formations : du plus simple, comme les visites guidées, au plus complexe, comme les formations en design avancé. Nous proposons aussi des stages en immersion de deux jours. Afin de sortir du cliché de la “permaculture-jardinage” et c’est souvent ces stages qui créent des déclics chez nos participants !
Nous avons mis en place le cours certifiant de design permacole, discipline inventée par Bill Mollison, fondateur de la permaculture dans les années 1980. Elle s’adresse aux gens qui sont devant la page verte : ce n’est pas une page blanche que l’on “designe” mais un jardin ! Le but est de les amener à avoir une vision globale, un fil rouge pour réussir un projet cohérent. Nos formations en design avancé nécessitent quelques prérequis. Nous avons par exemple des paysagistes qui sont lassés de faire des jardins ornementaux ! Enfin, il y a plusieurs formations thématiques comme celles, très demandées, sur l’autonomie au jardin, sur l’herboristerie ou sur les micro-fermes, pour ceux qui s’installent.
Est-ce que la permaculture est une solution aux défis écologiques de demain ?
J’ai envie de répondre par des questions.
- Comment fera-t-on pour se nourrir demain quand on ne pourra plus acheter de semences ou qu’elles seront hors de prix ?
- Comment fera-t-on lorsque l’eau manquera et que les canicules seront plus fortes et plus longues ?
- Comment va-t-on produire des aliments lorsque le baril de pétrole sera à 120 dollars ?
La permaculture peut apporter des solutions à tous nos problèmes ! Elle impose cependant une autre manière de voir les choses : nous allons devoir apprendre à aller vers davantage de sobriété.
Le mouvement est lent parce qu’on confond encore permaculture et jardinage. Et les perspectives économiques, climatiques, sanitaires sont parfois angoissantes et alarmantes. Il faut apporter des choses rationnelles, des chiffres, des études et sortir de l’émotionnel pour proposer une transition réaliste aux populations.
J’ai confiance : les choses vont évoluer lorsque les gens auront besoin d’inspiration et alors la permaculture sera une très belle boîte à outils pour le futur de notre société !
Le Petit Monde de Desnié — coopérative
Chemin du Coin du bois, n°1
4910 La Reid (Theux)
Belgique
Article issu du Numéro 7 — Automne 2021 — “Agir”