Permaculture au bureau : Propos recueillis par Farah Keram
“La vie au bureau après la crise sanitaire sera-t-elle plus verte ?” Si les contours du “monde d’après” demeurent flous, il apparaît certain – à mesure que l’on fait défiler les articles parus sur le sujet – qu’il est synonyme d’une mise au vert. Un retour aux sources nécessaire pour une génération tristement qualifiée de “indoor” [génération intérieure, N.D.L.R.]. Et pour cause : en France, nous passons en moyenne 80 % de notre temps en lieux clos, notamment dans le cadre de notre activité professionnelle. Mais respirons un bon coup ; le vent semble tourner grâce à l’engagement d’hommes et de femmes qui mettent au cœur de leur culture d’entreprise les principes de la permaculture. Décryptage du phénomène dans le Nord de la France, chez Pocheco, et à Marseille, auprès de Comme Avant.
Entre productivité et bien-être
C’est un îlot de verdure où chantent l’eau d’une mare et quelques centaines d’oiseaux.
Direction Pocheco et ses 30 000 m2 de terrain à Forest-sur-Marque, aux portes de Lille. Comme il est plaisant de rédiger ces premières lignes à l’ombre du grand magnolia qui surplombe le jardin des équipes, chef-lieu des déjeuners entre collègues et pauses en tous genres ! Rien ne semble pouvoir troubler le calme environnant.
La symphonie des oiseaux, qu’ils soient de passage ou qu’ils y aient élu domicile, confère au lieu le statut de Refuge LPO et se mêle au bruit lointain des machines. Ne vous méprenez pas : nous sommes bien sur un lieu de travail, plus précisément une usine de fabrication d’enveloppes en papier.
Panneaux solaires, 2 500 m2 de toitures végétalisées (qui ne requièrent pas d’arrosage), 1 000 m2 de potager en permaculture, une station d’épuration et une mare, sanctuaire de biodiversité : la liste est loin d’être exhaustive.
Au fil des années, Pocheco est devenue une référence des entreprises engagées pour le vivant. Derrière l’expertise, on trouve une manière d’entreprendre artisanale : les idées sont pensées en interne, enrichies par des lectures et un goût prononcé pour tester de nouvelles choses. Un laboratoire fantastique et un “corridor de biodiversité”, comme se plaît à le nommer Kévin Franco, à la tête du bureau d’études Ouvert (succursale créée par l’entreprise qui vise à accompagner des firmes et collectivités de l’Hexagone dans leur transition écologique).
Après un incendie survenu en 2011 qui a détruit 30 % du site, la reconstruction des espaces perdus a permis de végétaliser 1 000 m2 supplémentaires. Ainsi naquit le verger où les salariés viennent maintenant s’aérer et cueillir le fruit de leur travail. Une transformation du site désirée par son président, Emmanuel Druon, qui, en 25 ans, a fait la part belle aux espaces végétalisés : 85 % aujourd’hui contre 4 % au commencement.
“On a fait sauter le béton partout où l’on pouvait”, explique Julien Verny, salarié d’Ouvert.
Antoine Bocquet est permaculteur et président de Canopée Reforestation, une association soutenue par Pocheco, qui replante 10 000 arbres par an dans cette région, la moins boisée de France. Il nous parle du quotidien de la vie en usine agrémentée, ici, d’une saveur particulière :
“Quand les camionneurs viennent chercher des cargaisons et qu’ils aperçoivent pour la première fois le lieu depuis la rue, ils pensent s’être trompés… Ça les change des zones industrielles ! On les invite à se servir en framboises. Je pense que cela a un vrai impact positif sur leur journée de travail.”
Suggérer sans forcer : remettre du vivant au quotidien
Nil Parra est directeur associé chez Comme Avant, une entreprise qui conçoit et fabrique des produits sains et naturels. Il a initié il y a un an un projet qui lui tenait à cœur : posséder son propre espace vert, inscrivant ainsi sa démarche engagée personnelle dans un projet à plus grande échelle.
Immersion chez Comme Avant
Aujourd’hui, Comme Avant jouit de 5 hectares qui vont accueillir le futur local de l’entreprise dont 1,3 hectare de terres, parmi lesquels 500 m2 de potager en permaculture labellisé AB. 36 planches de 16 x 80 mètres chacune, où poussent haricots, aubergines, courges, concombres, courgettes, melons, tomates, basilic, persil, mis à disposition dans les bureaux à chaque récolte.
En somme, “ce qu’il faut pour pouvoir montrer à l’équipe que tout cela fonctionne, sans devoir aller vers des cultures trop compliquées”, explique-t-il.
Et si la plupart des salariés ont fait voir leur enthousiasme face à cette démarche, Nil confie l’avoir initiée avant tout par conviction personnelle et non dans l’attente d’une validation de la part des équipes.
“Je n’aime pas pointer du doigt, moraliser. Dire à un salarié que sa salade en plastique achetée chez Monoprix est pourrie, c’est contre-productif. Chacun est libre, je montre juste des choses : si une initiative plaît chez Comme Avant, on la continue, si une autre tombe à l’eau car elle ne retient pas l’attention des équipes, ce n’est pas grave.”
Essayer de bien faire sans imposer quoi que ce soit : voici le mantra qui résonne depuis Les Pennes-Mirabeau, où la firme a élu domicile.
Retour chez Pocheco
L’heure est venue de s’atteler au chantier participatif du midi conduit par l’équipe de permaculteurs, Antoine, Grégory et Pierre. Au menu du jour, le désherbage d’une parcelle polluée aux métaux lourds que l’équipe tente de rendre saine grâce au principe de l’agromine et à l’utilisation de Noccaea caerulescens, une plante herbacée. Grâce à ce procédé, il est possible d’extraire des éléments métalliques contenus dans les sols grâce à des plantes hyperaccumulatrices, puis de les récupérer et de les transformer pour un usage industriel. Une dizaine d’employés, stagiaires et gens de passage – comme, par exemple, une journaliste qui passait par là – s’attellent à la tâche.
Mais, si toutes ces initiatives mises en place par Pocheco semblent s’offrir aux employés, la peur d’être jugé ou de délaisser son poste se fait-elle sentir ?
“Il n’y a pas de réelle obligation de mettre les mains dans la terre. Quand je le sens, que j’en ai envie, j’y vais. Et en cas de coup de mou, une sieste à l’extérieur ou une cueillette dans le verger et ça repart !”.
Pas vraiment, ont-ils répondu unanimement. Yasmina Boussellaoui, chargée de l’entretien et de l’accueil, a confié avoir conscience de sa qualité de vie au travail :
À l’inverse, l’implication des instigateurs de telles démarches peut parfois se heurter à des salariés moins réceptifs que d’autres et créer un décalage. Mais, aux yeux du cofondateur de Comme Avant, avoir des employés très différents est le lot de toute entreprise.
“Comme partout, des gens viennent uniquement pour manger et d’autres viennent car ils sont en symbiose avec l’éthique de l’entreprise. Je n’en veux ni aux uns, ni aux autres.”
Nos pérégrinations se poursuivent en compagnie d’Antoine et de Grégory, au potager de Pocheco. Installées dans une réserve naturelle, les cultures poussent sur un sol limono-argileux avec une bonne rétention mais légèrement saturé en eau, car nous sommes ici sur un ancien marais. L’après-midi bien entamée, les deux hommes récoltent les légumes avec lesquels les employés partiront en week-end.
Chaque fin de semaine, des légumes de saison certifiés AB (comme chez Comme Avant) sont vendus à des prix compétitifs.
“Tout ce qui pousse autour de l’usine est mis à disposition gratuitement pour les équipes et ce qu’on récolte ici, dans le champ voisin, est destiné à la vente”, sourit Antoine.
Mise en place : casse-tête ou partie de plaisir ?
Quelles sont les coulisses d’une entreprise qui décide de diversifier ses activités et de mettre en place un projet permacole à cette échelle ?
Conviction, patience et recrutement semblent être les maîtres-mots.
Dans les deux cas, l’idée découle d’une volonté de “faire plus”, d’être un acteur total de la transition écologique en proposant un projet fédérateur de lien entre les salariés et la direction. Une volonté forte, qui a été pensée, pesée et mise en place sur un temps long et non dans la précipitation. Dessiner le contour du projet avec les équipes en interne est une chose, mais faire appel uniquement à eux, sans ouvrir de nouveaux postes, apparaît comme peu réalisable.
Jardinier amateur, Nil a rapidement constaté la nécessité d’embaucher une maraîchère afin de superviser le projet et d’assurer une présence chaque jour au jardin. Que ce soit chez Comme Avant ou chez Pocheco, la création d’un espace en permaculture a signifié partir de zéro pour les plantations. Pendant un an, Nil et sa maraîchère ont préparé la terre et les quatre jardins, sollicitant l’aide des équipes lorsque l’activité potagère se faisait plus dense.
À la suite du récent départ de sa permacultrice, Nil a repris le flambeau avec une cheffe de projet et est en recherche active. Chez Pocheco, l’idée du potager est née de la diversification des activités de l’entreprise et a permis de créer de l’emploi : recruter un permaculteur en chef, à temps plein, a été une priorité. Un investissement de taille donc, qui touche à l’équilibre économique de l’entreprise.
Qu’on se le dise, intégrer la permaculture dans sa culture d’entreprise est rarement synonyme de profit ou de rentabilité.
“Il n’y a pas de réel but financier dans notre projet de permaculture”, tranche Nil, avant de se remémorer les prémices du projet : “Si j’avais eu de quelconques investisseurs dans la boîte, ils auraient dit non à cette idée de potager en permaculture, surtout au regard du chiffre d’affaires que l’on faisait.”
Trouver son modèle économique en ouvrant la vente aux particuliers, proposer des paniers de légumes aux salariés sont autant de façons de composer afin de trouver un équilibre pécuniaire.
Un projet permacole ne peut vivre que difficilement sans activités annexes commerciales qui permettent de rentrer dans ses frais — Comme Avant dispose d’un fonds de dotation dédié à préservation de la biodiversité en France, quand Pocheco monnaye son expertise en proposant des rencontres et formations pédagogiques sur la transition écologique.
Pour qu’un tel projet en entreprise perdure, l’implication se doit d’être quotidienne et la démarche authentique. Une observation assez logique lorsque l’on sait que la permaculture ne se limite pas au travail de la terre, mais incarne une véritable philosophie de vie.
Ainsi, si cultiver un potager participe à la bonne osmose des équipes, une entreprise en transition permacole doit également faire évoluer ses pratiques de management : flexibilité dans l’organisation des espaces de travail, mobilité fluidifiée pour les employés, nécessité du “feedback” dans les équipes…
Et, pour revenir au cœur de notre sujet, accès à une alimentation de qualité aux antipodes de la cantine d’entreprise classique. Sur cette question, une fois de plus, Comme Avant et Pocheco s’inscrivent dans une éthique similaire : la première inaugurera bientôt son restaurant d’entreprise, alimenté par sa propre production de légumes, quand la seconde rénove une belle bâtisse au fond du jardin des équipes, qui comptera des logements pour l’accueil de réfugiés, ainsi qu’un restaurant destiné aux employés et ouvert aux curieux venus d’ailleurs.
Article issu du Numéro 7 — Automne 2021 — “Agir”