Entretien avec Luc Ackermann, conservateur de la réserve naturelle de La Trinité, en Guyane.
Propos recueillis par Julie Laussat
Il aura fallu attendre son retour à Cayenne pour rencontrer Luc Ackermann. Et pour cause, il était en mission dans son deuxième bureau. Les 76 903 hectares de réserve naturelle de La Trinité, en Guyane ! Conservateur rattaché à l’ONF (Office national des forêts), il assure la gestion d’un territoire unique et particulièrement préservé. La réserve abrite plus de 700 espèces d’animaux vertébrés (poissons, amphibiens, reptiles, mammifères), près de 3 000 espèces d’invertébrés (insectes, araignées, escargots…), 1 800 espèces végétales connues et une diversité impressionnante d’habitats naturels en raison de sa grande superficie.
On entendrait presque les bruits de la forêt lorsqu’il nous parle des inselbergs (littéralement, des “montagnes-îles”) et de la forêt nuageuse. De quoi oublier qu’il est avant tout un gestionnaire, en charge du budget et du suivi administratif, nécessaires pour mener à bien le plan de gestion de la réserve.
N’oubliez pas vos chaussures de marche et votre boussole, nous partons pour l’une des réserves naturelles les plus isolées et les plus préservées de France ! Objectif : comprendre le rôle d’un conservateur comme Luc Ackermann et découvrir tout ce qui fait le quotidien de ce métier.
Comment êtes-vous devenu conservateur d’une réserve naturelle ?
Je travaillais depuis plus de 20 ans à l’ONF (Office national des forêts), dans le domaine environnemental avant d’être recruté comme conservateur. C’était une belle opportunité pour m’occuper d’une réserve naturelle aussi grande que celle de La Trinité, un vrai rêve d’enfant !
En quoi consiste votre métier ?
La plus grande partie de mon activité est administrative. C’est un poste de gestionnaire où il faut s’occuper de nombreux aspects comme le personnel, le budget, les rapports d’activité, etc. Je passe la moitié de mon temps dans mon bureau, à Cayenne. Je veille au bon respect du plan de gestion de la réserve élaboré avec de nombreux partenaires institutionnels ou associatifs. L’autre partie importante consiste à être en contact avec les scientifiques. Puis assurer la logistique des missions et faire le suivi de la réserve sur place. Mon travail implique aussi la création de liens sur place avec les collectivités et le public, notamment scolaire.
Pouvez-vous nous présenter la réserve de La Trinité et ses spécificités ?
La réserve est très particulière ! Elle est tout d’abord complètement isolée. Pas d’accès par la route ni par les fleuves, nous sommes obligés d’être transportés par hélicoptère. Contrairement à la majorité des réserves, il n’y a pas de surveillance permanente sur place. Heureusement, il n’y a pas de ressources minières sur le territoire de la réserve, ce qui limite les opérations de déforestation illégales et garantit sa préservation. Ensuite, et en raison de son isolement, la réserve est particulièrement bien préservée de l’activité humaine. C’est l’un des derniers territoires cartographiés de la Guyane ! Nous commençons à peine un travail de recherche historique. En 1788, quand le naturaliste Jean-Baptiste Leblond tente une exploration de ce secteur, il n’y a déjà plus d’Amérindiens et les seules traces de leur passage sont des polissoirs (roche ayant servi à polir les haches) le long des cours d’eau.
La réserve existe depuis 1996, d’abord pour des raisons botaniques. Puis en raison de vestiges archéologiques à préserver et des paysages remarquables. Désormais, le territoire est protégé avec quatre grands enjeux de conservation. Les savanes-roches et les inselbergs*, la forêt nuageuse avec ses fougères arborescentes, le réseau hydrographique (1 700 km de cours d’eau !) et le bloc forestier qui joue pleinement le rôle de réservoir de biodiversité.
Enfin, on pourrait ajouter que la taille gigantesque de la réserve — 76 903 hectares — en fait un espace de conservation particulièrement important pour les recherches scientifiques et pour tous les êtres vivants qui s’y trouvent.
Comment s’organise le travail dans un endroit aussi isolé ?
Comme nous ne pouvons y accéder qu’en hélicoptère, nous cherchons à limiter les trajets, pour des raisons écologiques et économiques. Nous sommes ainsi obligés de nous limiter à trois missions par an, de douze jours chacune. Pour optimiser les missions, nous réunissons généralement plusieurs scientifiques dans des domaines variés, sur un seul déplacement.
Concrètement, il s’agit de transporter les personnes, le matériel scientifique et celui du quotidien. En dehors des missions, nous devons aussi entretenir le campement, les layons (les chemins qui permettent de se déplacer au cœur de la réserve), réaliser des missions de suivi ou faire des relevés. Sur place, pas de contact avec l’extérieur, mais uniquement une liaison téléphonique par satellite.
Une des missions les moins connues, et pourtant très importante, est de veiller sur les espèces exotiques envahissantes. À chaque mission sur place, nous avons un protocole de nettoyage pour éviter de transporter des espèces envahissantes hors et dans la réserve.
Le reste du temps, je suis à Cayenne pour la partie administrative. Cela me permet aussi de travailler avec les deux communes du territoire de la réserve (Mana et Saint-Élie) et de monter des projets pour communiquer auprès des plus jeunes, peu sensibilisés à l’existence de la réserve.
Pourquoi le lieu intéresse-t-il les scientifiques, notamment les botanistes ?
Une réserve est d’abord un lieu privilégié pour répertorier les espèces végétales ou animales. Cependant, il est également intéressant d’y mener des recherches sur certaines espèces indicatrices d’un bon état de conservation, espèces qui vont s’adapter à divers événements dont, évidemment, le changement climatique. Il est alors pertinent d’étudier l’évolution de ces espèces : est-ce que leur nombre augmente ou diminue ? Est-ce qu’elles se déplacent ? Phragmipedium lindleyanum, orchidée terrestre remarquable des inselbergs, pourraient être une de ces espèces à suivre. Globalement pour l’étude de la botanique, c’est très complexe. Pour les arbres par exemple, une parcelle permanente d’étude de quatre hectares sur la réserve comporte 291 espèces de 47 familles ! Que ce soit pour la flore ou la faune, il est important de prendre en compte l’approche écosystémique. Ce lien Homme-Nature apparaît dans plusieurs études, sur les vecteurs de maladies, la connaissance de la pharmacopée ou de la faune du sol, etc.
Comment se déroule une journée type à la réserve ?
Chaque soir, nous prenons le temps de préparer le programme du lendemain. Il faut organiser les différentes missions pour qu’elles ne se gênent pas, vérifier l’équipement (GPS, cartes, piles…) et s’assurer de la sécurité des layons (les chemins) pour les scientifiques. Contrairement à ce que l’on pense, le plus grand risque n’est pas de rencontrer des animaux dangereux mais de se perdre ou de se blesser bêtement ! Nous devons toujours savoir où sont les équipes et ne jamais nous presser, pour éviter les accidents. En journée, les scientifiques s’affairent sur le terrain, en veillant à réaliser leur protocole jusqu’aux dernières heures de clarté, et bien plus tard s’il s’agit de suivi d’amphibiens par exemple.
Le soir, pour plus de convivialité, nous prenons nos repas ensemble avec un cuisinier tournant. Cela nous permet d’apporter moins de nourriture et d’alléger le transport. Les scientifiques peuvent aussi se concentrer pleinement sur leurs études.
L’approvisionnement en eau se fait sur place, dans la crique Aya où l’eau est de très bonne qualité. Elle a aussi l’avantage d’être relativement fraîche, ce qui est très appréciable après une journée de terrain !
À quoi sert une réserve naturelle ?
C’est un espace naturel protégé par une réglementation spécifique en raison de sa situation remarquable, de la présence d’espèces animales et végétales ou des caractéristiques géologiques particulières. La réglementation vise à protéger et à gérer les réserves pour leur préservation, à organiser des missions d’études scientifiques et à sensibiliser le public à l’importance de la biodiversité.
Il existe 351 réserves naturelles françaises, dont la plus grande, dans les Terres Australes, protège 67,2 millions d’hectares.
Ce que vous aimez le plus dans votre métier ?
J’apprécie la chance que j’ai d’être conservateur d’une réserve aussi grande, qui permet d’observer des choses exceptionnelles ! Évidemment, j’aime être sur le terrain et travailler avec les scientifiques dans des domaines très variés. Mais j’apprécie aussi les projets avec les habitants, collectivités ou scolaires : il est inutile de répertorier des milliers d’espèces si les habitants les plus proches n’en ont même pas conscience ! La Guyane est un territoire très vaste et pas assez sensibilisé aux enjeux de la biodiversité. Je suis ravi que l’on arrive à monter des projets avec les jeunes et à amener certains élèves sur place.
Et ce que vous aimez le moins ?
La partie administrative, même si elle est indispensable, est parfois un vrai casse-tête. Nous devons faire vivre toute la réserve avec un budget limité, faire appel au mécénat. Je suis soulagé que le budget national ait augmenté dernièrement, cela va me permettre de passer plus de temps sur place.
Un conseil pour ceux qui aimeraient devenir conservateurs ou travailler dans une réserve ?
Il y a beaucoup de demandes pour très peu de postes de conservateur. Si on a un attrait particulier pour la gestion des espaces naturels, il faut d’abord s’y investir bénévolement. Il existe plusieurs associations de protection de l’environnement qui collaborent avec des réserves naturelles et ces dernières cherchent aussi des bénévoles sur place. Nous ne pouvons pas en accueillir à La Trinité en raison de son isolement mais il y a de nombreuses réserves naturelles en métropole !
Bonus : un conseil pour ceux qui aimeraient aller en Guyane ?
Je recommande le Guide Guyane de Philippe Boré, il est souvent mis à jour. Il aborde tous les aspects de la faune et de la flore, les sentiers ou les réserves de Guyane. Il est d’ailleurs intéressant même si on ne vient pas en Guyane !
À propos de la réserve naturelle de La Trinité
Visite virtuelle de la réserve sur le site Internet.
Formation conservateur de réserve naturelle
Fonction publique — Poste de catégorie A — Ouvert aux contractuels
Les formations sont variées (Bac + 5) : domaines de l’écologie, de la biologie, diplôme d’ingénieur en environnement, etc.
Offres d’emploi pour les réserves naturelles sur le site Internet www.reserves-naturelles.org.
Article issu du Numéro 6 – Été 2021 – “Explorer”