Entretien : Conservateur d’une réserve naturelle

Entre­tien, de la réserve naturelle à Trinité, en Guyane. Il aura fal­lu atten­dre son retour à Cayenne pour ren­con­tr­er Luc Ack­er­mann…

par | 23 mars 2023

Entre­tien avec Luc Ack­er­mann, con­ser­va­teur de la réserve naturelle de La Trinité, en Guyane.

Pro­pos recueil­lis par Julie Laus­sat


Il aura fal­lu atten­dre son retour à Cayenne pour ren­con­tr­er Luc Ack­er­mann. Et pour cause, il était en mis­sion dans son deux­ième bureau. Les 76 903 hectares de réserve naturelle de La Trinité, en Guyane ! Con­ser­va­teur rat­taché à l’ONF (Office nation­al des forêts), il assure la ges­tion d’un ter­ri­toire unique et par­ti­c­ulière­ment préservé. La réserve abrite plus de 700 espèces d’animaux vertébrés (pois­sons, amphi­bi­ens, rep­tiles, mam­mifères), près de 3 000 espèces d’invertébrés (insectes, araignées, escar­gots…), 1 800 espèces végé­tales con­nues et une diver­sité impres­sion­nante d’habitats naturels en rai­son de sa grande super­fi­cie. 

On entendrait presque les bruits de la forêt lorsqu’il nous par­le des insel­bergs (lit­térale­ment, des “mon­tagnes-îles”) et de la forêt nuageuse. De quoi oubli­er qu’il est avant tout un ges­tion­naire, en charge du bud­get et du suivi admin­is­tratif, néces­saires pour men­er à bien le plan de ges­tion de la réserve.

N’oubliez pas vos chaus­sures de marche et votre bous­sole, nous par­tons pour l’une des réserves naturelles les plus isolées et les plus préservées de France ! Objec­tif : com­pren­dre le rôle d’un con­ser­va­teur comme Luc Ack­er­mann et décou­vrir tout ce qui fait le quo­ti­di­en de ce méti­er.

Comment êtes-vous devenu conservateur d’une réserve naturelle ? 

Je tra­vail­lais depuis plus de 20 ans à l’ONF (Office nation­al des forêts), dans le domaine envi­ron­nemen­tal avant d’être recruté comme con­ser­va­teur. C’était une belle oppor­tu­nité pour m’occuper d’une réserve naturelle aus­si grande que celle de La Trinité, un vrai rêve d’enfant ! 

En quoi consiste votre métier ? 

La plus grande par­tie de mon activ­ité est admin­is­tra­tive. C’est un poste de ges­tion­naire où il faut s’occuper de nom­breux aspects comme le per­son­nel, le bud­get, les rap­ports d’activité, etc. Je passe la moitié de mon temps dans mon bureau, à Cayenne. Je veille au bon respect du plan de ges­tion de la réserve élaboré avec de nom­breux parte­naires insti­tu­tion­nels ou asso­ci­at­ifs. L’autre par­tie impor­tante con­siste à être en con­tact avec les sci­en­tifiques. Puis assur­er la logis­tique des mis­sions et faire le suivi de la réserve sur place. Mon tra­vail implique aus­si la créa­tion de liens sur place avec les col­lec­tiv­ités et le pub­lic, notam­ment sco­laire. 

Pouvez-vous nous présenter la réserve de La Trinité et ses spécificités ?

La réserve est très par­ti­c­ulière ! Elle est tout d’abord com­plète­ment isolée. Pas d’accès par la route ni par les fleuves, nous sommes oblig­és d’être trans­portés par héli­cop­tère. Con­traire­ment à la majorité des réserves, il n’y a pas de sur­veil­lance per­ma­nente sur place. Heureuse­ment, il n’y a pas de ressources minières sur le ter­ri­toire de la réserve, ce qui lim­ite les opéra­tions de déforesta­tion illé­gales et garan­tit sa préser­va­tion. Ensuite, et en rai­son de son isole­ment, la réserve est par­ti­c­ulière­ment bien préservée de l’activité humaine. C’est l’un des derniers ter­ri­toires car­tographiés de la Guyane ! Nous com­mençons à peine un tra­vail de recherche his­torique. En 1788, quand le nat­u­ral­iste Jean-Bap­tiste Leblond tente une explo­ration de ce secteur, il n’y a déjà plus d’Amérindiens et les seules traces de leur pas­sage sont des polis­soirs (roche ayant servi à polir les haches) le long des cours d’eau. 

© Luc Ack­er­mann

La réserve existe depuis 1996, d’abord pour des raisons botaniques. Puis en rai­son de ves­tiges archéologiques à préserv­er et des paysages remar­quables. Désor­mais, le ter­ri­toire est pro­tégé avec qua­tre grands enjeux de con­ser­va­tion. Les savanes-roches et les insel­bergs*, la forêt nuageuse avec ses fougères arbores­centes, le réseau hydro­graphique (1 700 km de cours d’eau !) et le bloc foresti­er qui joue pleine­ment le rôle de réser­voir de bio­di­ver­sité.

Enfin, on pour­rait ajouter que la taille gigan­tesque de la réserve — 76 903 hectares — en fait un espace de con­ser­va­tion par­ti­c­ulière­ment impor­tant pour les recherch­es sci­en­tifiques et pour tous les êtres vivants qui s’y trou­vent. 

Comment s’organise le travail dans un endroit aussi isolé ? 

Comme nous ne pou­vons y accéder qu’en héli­cop­tère, nous cher­chons à lim­iter les tra­jets, pour des raisons écologiques et économiques. Nous sommes ain­si oblig­és de nous lim­iter à trois mis­sions par an, de douze jours cha­cune. Pour opti­miser les mis­sions, nous réu­nis­sons générale­ment plusieurs sci­en­tifiques dans des domaines var­iés, sur un seul déplace­ment.

Con­crète­ment, il s’agit de trans­porter les per­son­nes, le matériel sci­en­tifique et celui du quo­ti­di­en. En dehors des mis­sions, nous devons aus­si entretenir le campe­ment, les layons (les chemins qui per­me­t­tent de se déplac­er au cœur de la réserve), réalis­er des mis­sions de suivi ou faire des relevés. Sur place, pas de con­tact avec l’extérieur, mais unique­ment une liai­son télé­phonique par satel­lite. 

Une des mis­sions les moins con­nues, et pour­tant très impor­tante, est de veiller sur les espèces exo­tiques envahissantes. À chaque mis­sion sur place, nous avons un pro­to­cole de net­toy­age pour éviter de trans­porter des espèces envahissantes hors et dans la réserve.

Le reste du temps, je suis à Cayenne pour la par­tie admin­is­tra­tive. Cela me per­met aus­si de tra­vailler avec les deux com­munes du ter­ri­toire de la réserve (Mana et Saint-Élie) et de mon­ter des pro­jets pour com­mu­ni­quer auprès des plus jeunes, peu sen­si­bil­isés à l’existence de la réserve.

© Luc Ack­er­mann

Pourquoi le lieu intéresse-t-il les scientifiques, notamment les botanistes ? 

Une réserve est d’abord un lieu priv­ilégié pour réper­to­ri­er les espèces végé­tales ou ani­males. Cepen­dant, il est égale­ment intéres­sant d’y men­er des recherch­es sur cer­taines espèces indi­ca­tri­ces d’un bon état de con­ser­va­tion, espèces qui vont s’adapter à divers événe­ments dont, évidem­ment, le change­ment cli­ma­tique. Il est alors per­ti­nent d’étudier l’évolution de ces espèces : est-ce que leur nom­bre aug­mente ou dimin­ue ? Est-ce qu’elles se dépla­cent ? Phrag­mi­pedi­um lind­leyanum, orchidée ter­restre remar­quable des insel­bergs, pour­raient être une de ces espèces à suiv­re. Glob­ale­ment pour l’étude de la botanique, c’est très com­plexe. Pour les arbres par exem­ple, une par­celle per­ma­nente d’étude de qua­tre hectares sur la réserve com­porte 291 espèces de 47 familles ! Que ce soit pour la flo­re ou la faune, il est impor­tant de pren­dre en compte l’approche écosys­témique. Ce lien Homme-Nature appa­raît dans plusieurs études, sur les vecteurs de mal­adies, la con­nais­sance de la phar­ma­copée ou de la faune du sol, etc. 

Comment se déroule une journée type à la réserve ?

Chaque soir, nous prenons le temps de pré­par­er le pro­gramme du lende­main. Il faut organ­is­er les dif­férentes mis­sions pour qu’elles ne se gênent pas, véri­fi­er l’équipement (GPS, cartes, piles…) et s’assurer de la sécu­rité des layons (les chemins) pour les sci­en­tifiques. Con­traire­ment à ce que l’on pense, le plus grand risque n’est pas de ren­con­tr­er des ani­maux dan­gereux mais de se per­dre ou de se bless­er bête­ment ! Nous devons tou­jours savoir où sont les équipes et ne jamais nous press­er, pour éviter les acci­dents. En journée, les sci­en­tifiques s’affairent sur le ter­rain, en veil­lant à réalis­er leur pro­to­cole jusqu’aux dernières heures de clarté, et bien plus tard s’il s’agit de suivi d’amphibiens par exem­ple.

Le soir, pour plus de con­vivi­al­ité, nous prenons nos repas ensem­ble avec un cuisinier tour­nant. Cela nous per­met d’apporter moins de nour­ri­t­ure et d’alléger le trans­port. Les sci­en­tifiques peu­vent aus­si se con­cen­tr­er pleine­ment sur leurs études.

L’approvisionnement en eau se fait sur place, dans la crique Aya où l’eau est de très bonne qual­ité. Elle a aus­si l’avantage d’être rel­a­tive­ment fraîche, ce qui est très appré­cia­ble après une journée de ter­rain ! 

À quoi sert une réserve naturelle ?

C’est un espace naturel pro­tégé par une régle­men­ta­tion spé­ci­fique en rai­son de sa sit­u­a­tion remar­quable, de la présence d’espèces ani­males et végé­tales ou des car­ac­téris­tiques géologiques par­ti­c­ulières. La régle­men­ta­tion vise à pro­téger et à gér­er les réserves pour leur préser­va­tion, à organ­is­er des mis­sions d’études sci­en­tifiques et à sen­si­bilis­er le pub­lic à l’importance de la bio­di­ver­sité. 

Il existe 351 réserves naturelles français­es, dont la plus grande, dans les Ter­res Aus­trales, pro­tège 67,2 mil­lions d’hectares.

Ce que vous aimez le plus dans votre métier ? 

J’apprécie la chance que j’ai d’être con­ser­va­teur d’une réserve aus­si grande, qui per­met d’observer des choses excep­tion­nelles ! Évidem­ment, j’aime être sur le ter­rain et tra­vailler avec les sci­en­tifiques dans des domaines très var­iés. Mais j’apprécie aus­si les pro­jets avec les habi­tants, col­lec­tiv­ités ou sco­laires : il est inutile de réper­to­ri­er des mil­liers d’espèces si les habi­tants les plus proches n’en ont même pas con­science ! La Guyane est un ter­ri­toire très vaste et pas assez sen­si­bil­isé aux enjeux de la bio­di­ver­sité. Je suis ravi que l’on arrive à mon­ter des pro­jets avec les jeunes et à amen­er cer­tains élèves sur place. 

Et ce que vous aimez le moins ? 

La par­tie admin­is­tra­tive, même si elle est indis­pens­able, est par­fois un vrai casse-tête. Nous devons faire vivre toute la réserve avec un bud­get lim­ité, faire appel au mécé­nat. Je suis soulagé que le bud­get nation­al ait aug­men­té dernière­ment, cela va me per­me­t­tre de pass­er plus de temps sur place. 

Un con­seil pour ceux qui aimeraient devenir con­ser­va­teurs ou tra­vailler dans une réserve ? 

Il y a beau­coup de deman­des pour très peu de postes de con­ser­va­teur. Si on a un attrait par­ti­c­uli­er pour la ges­tion des espaces naturels, il faut d’abord s’y inve­stir bénév­ole­ment. Il existe plusieurs asso­ci­a­tions de pro­tec­tion de l’environnement qui col­la­borent avec des réserves naturelles et ces dernières cherchent aus­si des bénév­oles sur place. Nous ne pou­vons pas en accueil­lir à La Trinité en rai­son de son isole­ment mais il y a de nom­breuses réserves naturelles en métro­pole ! 

© Luc Ack­er­mann

Bonus : un conseil pour ceux qui aimeraient aller en Guyane ? 

Je recom­mande le Guide Guyane de Philippe Boré, il est sou­vent mis à jour. Il abor­de tous les aspects de la faune et de la flo­re, les sen­tiers ou les réserves de Guyane. Il est d’ailleurs intéres­sant même si on ne vient pas en Guyane !

À pro­pos de la réserve naturelle de La Trinité

www.reserve-trinite.fr

Vis­ite virtuelle de la réserve sur le site Inter­net.

For­ma­tion con­ser­va­teur de réserve naturelle 

Fonc­tion publique — Poste de caté­gorie A — Ouvert aux con­tractuels

Les for­ma­tions sont var­iées (Bac + 5) : domaines de l’écologie, de la biolo­gie, diplôme d’ingénieur en envi­ron­nement, etc. 

Offres d’emploi pour les réserves naturelles sur le site Inter­net www.reserves-naturelles.org

Arti­cle issu du Numéro 6 – Été 2021 – “Explor­er”

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